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Authors: Hannah,Sophie

Tags: #Policier

Meurtres en majuscules (10 page)

BOOK: Meurtres en majuscules
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— Avez-vous donc accompli de grandes choses ? lui demandai-je.

— J’ai essayé. Et j’ai réussi au-delà de mes rêves les plus fous.

— Vraiment ?

— Ah, mais c’était il y a longtemps. Un homme ne vit pas que de rêve, et les rêves qui comptent le plus ne deviennent jamais réalité. Je l’ignorais quand j’étais jeune. Et je m’en félicite…, conclut-il en soupirant. Et vous, mon brave ? Quelles grandes choses comptez-vous accomplir ? Résoudre les meurtres de Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus ?

Dans sa bouche, cela semblait un but sans importance.

— Je n’ai pas connu Negus, même si je l’ai vu une ou deux fois, poursuivit-il. Peu après mon arrivée au village, il en est parti. Un homme arrive, l’autre part. Tous les deux le cœur gros, et pour la même raison.

— Quelle raison ?

Le vieux gnome avala d’un trait une quantité de bière impressionnante.

— Elle ne s’en est jamais remise ! déplora-t-il.

— Qui ça ? Voulez-vous parler de Ida Gransbury, qui ne s’est jamais remise du départ de Richard Negus de Great Holling ?

— De la perte de son mari. Du moins c’est ce qu’on dit. Harriet Sippel. On dit que ce fut de le perdre si jeune qui l’a rendue comme ça. Selon moi, c’est une piètre excuse. Il n’était guère plus vieux que le gamin qui était assis là où vous êtes. Trop jeune pour mourir. Pas le temps de vivre sa vie.

— Quand vous dites « qui l’a rendue comme ça », qu’entendez-vous par là, monsieur… euh… ? Pouvez-vous m’expliquer ?

— Quoi donc, mon brave ? Ah oui… Un homme ne vit pas que de rêve, ni une femme, d’ailleurs. J’étais déjà vieux quand je m’en suis rendu compte. Et c’est très bien comme ça.

— Pardonnez-moi, mais j’aimerais vérifier si j’ai bien compris, dis-je, en souhaitant qu’il se cantonne à ce sujet. D’après vous, Harriet Sippel a perdu son mari très jeune, et c’est son veuvage précoce qui l’a rendue… comment, au juste ?

À ma grande consternation, le vieux se mit à pleurer.

— Pourquoi a-t-il fallu qu’elle vienne ici ? Elle aurait pu avoir un mari, des enfants, un foyer à elle, une vie heureuse.

— Qui donc ? insistai-je avec désespoir. Harriet Sippel ?

— Si seulement elle n’avait pas proféré ce mensonge impardonnable… c’est ce qui a déclenché tout le reste.

Comme si un participant invisible à la conversation lui avait soudain posé une autre question, le vieux fronça les sourcils.

— Non, non. Harriet Sippel avait un mari. George. Il est mort jeune. Une terrible maladie. Il n’était guère plus âgé que le bon à rien qui était assis là avant vous. Stoakley.

— Ce jeune homme s’appelle Stoakley ?

— Non, mon brave. C’est moi qui m’appelle Stoakley. Walter Stoakley. Lui, je ne connais pas son nom… Elle lui a consacré sa vie, reprit le vieux gnome après avoir trituré sa barbe. Oh, je sais pourquoi, je l’ai toujours su. C’était un homme bien, malgré ses péchés. Elle lui a tout sacrifié.

Heureusement que Poirot n’est pas là, me dis-je. Les divagations sans queue ni tête de Walter Stoakley lui auraient porté sur le système.

— Vous ne parlez pas du jeune homme qui était assis là ? lançai-je à tout hasard, sachant que c’était improbable.

— Non, non. Il n’a que vingt ans, vous savez.

— Oui, vous me l’avez déjà dit.

— À quoi bon consacrer sa vie à un incapable qui passe ses journées à boire.

— C’est bien mon avis, mais…

— Comment aurait-elle pu épouser un jeune godelureau, elle qui était tombée amoureuse d’un tel homme ? Alors elle l’a laissé choir.

Une idée me vint, inspirée par ce que le serveur Rafal Bobak nous avait rapporté dans la salle à manger de l’hôtel Bloxham.

— Était-elle beaucoup plus âgée que lui ? demandai-je.

— Qui ça ? répondit Stoakley d’un air dubitatif.

— La femme dont vous parlez. Quel âge a-t-elle ?

— Une bonne décennie de plus que vous. Quarante-deux, quarante-trois, dirais-je.

— Je vois, répondis-je, admiratif, car ce vieux barbu avait su évaluer très précisément mon âge.

Puisqu’il en était capable, je finirais bien par en tirer quelque chose de cohérent, me dis-je pour me donner du courage, avant de replonger dans le magma informe où je me débattais depuis le début de cette conversation.

— Donc, la femme dont vous parlez est plus âgée que le propre à rien qui était assis ici même il y a quelques minutes ?

— Voyons, mon brave, répondit Stoakley en fronçant les sourcils, elle a au moins vingt ans de plus que lui ! Vous autres policiers, vous posez de drôles de questions.

Un jeune homme et une femme plus âgée : le couple dont nos trois victimes avaient médit au Bloxham, dans la chambre d’Ida Gransbury. Indubitablement, je progressais.

— Donc elle était censée épouser le jeune fainéant, mais elle a préféré un homme plus aisé ?

— Mais non, pas du tout ! s’écria Stoakley avec impatience, puis il battit des cils, et sourit. Ah, ce
Patrick ! Lui allait accomplir de grandes choses. Elle l’a vu. Elle a compris. Si vous voulez que les femmes tombent amoureuses de vous, monsieur Catchpool, montrez-leur que vous allez accomplir de grandes choses.

— Ce n’est pas mon premier but dans la vie, monsieur Stoakley.

— Et pourquoi non, grands dieux ?

J’inspirai profondément.

— Monsieur Stoakley, pourriez-vous, je vous prie, me dire le nom de la femme dont vous parlez… Celle dont vous regrettez qu’elle soit venue ici, qui est tombée amoureuse d’un homme plus riche, et qui a dit ce mensonge impardonnable ?

— Impardonnable, répéta le gnome.

— Qui est Patrick ? Quel est son nom de famille ? Ses initiales seraient-elles PJI ? Et y a-t-il actuellement, ou y a-t-il jamais eu, une nommée Jennie à Great Holling ?

— De grandes choses, répéta tristement Stoakley.

— Très bien, mais…

— Elle lui a tout sacrifié, et encore aujourd’hui, je parie qu’elle vous dirait qu’elle ne regrette rien, si vous le lui demandiez. Comment faire autrement ? Elle l’aimait. Que voulez-vous ? On ne peut rien contre ça. Autant vous arracher le cœur, dit-il en prenant soudain sa chemise à pleine main, joignant le geste à la parole.

C’était presque ce que j’éprouvais une demi-heure plus tard, après avoir tenté en vain de tirer de Walter Stoakley quelque chose de sensé. En désespoir de cause, je finis par abandonner la partie.

10

La cible de la calomnie

Ce fut avec soulagement que je sortis du King’s Head. Il bruinait un peu. Devant moi, un homme en long manteau coiffé d’une casquette se mit à courir, espérant sans doute arriver chez lui avant que la pluie ne redouble de violence. Je contemplai le grand champ bordé d’arbres sur trois côtés qui s’étendait en face du pub, après une haie basse. De nouveau, ce silence. Aucun bruit, à part la pluie crépitant sur les feuilles, et du vert, rien que du vert, à perte de vue.

Un village campagnard n’est certes pas l’endroit rêvé pour quelqu’un qui a envie qu’on le distraie de ses propres pensées. À Londres, il y a toujours une voiture, un bus, un visage, un chien pour attirer votre attention, bref du mouvement, de l’animation. Comme cela me manquait ! À présent, autour de moi, tout semblait figé dans un calme morne et pesant.

Deux femmes me croisèrent en hâtant le pas, sans répondre à mon salut amical ni même lever les yeux. Alors qu’elles se croyaient hors de portée de voix, je perçus distinctement deux mots, « policier » et « Harriet », qui me firent me demander si je n’avais pas attribué à tort à la pluie une réaction qui n’était due
qu’à ma seule personne. Que fuyaient donc ces gens ? Le mauvais temps, ou le policier venu de Londres ?

Tandis que je m’efforçais péniblement d’agiter mes petites cellules grises, comme dirait Poirot, pour trouver un peu de cohérence aux divagations de Walter Stoakley, Victor Meakin avait-il quitté son auberge par la porte de service pour arrêter les passants dans la rue et les informer de ma présence au village, malgré mes vives recommandations ? Oui, ce drôle de type déplaisant et sans vergogne en était bien capable.

Je continuai d’avancer dans la rue sinueuse quand, devant moi, un jeune homme surgit de l’une des maisons. Tout content, je reconnus le jeune binoclard que j’avais rencontré à ma descente du train mais, à mon approche, il se figea sur place, comme si les semelles de ses chaussures étaient collées au trottoir.

— Rebonjour ! lui lançai-je. Grâce à votre aide, j’ai bien trouvé l’auberge !

Toujours immobile, il me regarda approcher d’un air halluciné. Visiblement, seule la politesse l’empêchait de s’enfuir à toutes jambes. Ce n’était plus le jeune homme enjoué et serviable que j’avais rencontré. Tout avait changé dans ses manières, son attitude. Exactement comme pour Victor Meakin.

— Je ne sais pas qui les a tués, monsieur, balbutia-t-il sans même me laisser le temps de lui poser une question. Je ne sais rien. Comme je vous l’ai dit, je ne suis jamais allé à Londres.

Je n’eus plus aucun doute : mon identité et la raison de ma venue à Great Holling étaient à présent connues de tout le village. Intérieurement, je maudis Meakin.

— Ce n’est pas à propos de Londres que je suis ici pour enquêter, dis-je. Connaissiez-vous Harriet Sippel, Ida Gransbury et Richard Negus ?

— Je ne puis m’arrêter, monsieur, je n’ai vraiment pas le temps. J’ai une course urgente à faire, monsieur.

À présent, il me donnait du « monsieur », alors qu’il était bien plus direct et familier la première fois que nous avions parlé ; mais c’était avant d’apprendre que j’étais policier.

— Ah… Eh bien, pourrions-nous nous entretenir un peu plus tard dans la journée ? proposai-je.

— Non, monsieur, je ne crois pas que je trouverai le temps.

— Et demain ?

— Non, monsieur, répondit-il en se mordant la lèvre.

— Je vois. Et si je vous poussais dans vos retranchements, je parie que vous ne feriez que vous murer dans le silence ou pire, mentir, n’est-ce pas ? soupirai-je. Merci tout de même d’avoir échangé ces quelques mots avec moi. En me voyant, tous les autres détalent comme des lapins.

— Ce n’est pas vous qui êtes en cause, monsieur. Les gens ont peur.

— De quoi ?

— Il y a eu trois morts. Personne n’a envie d’être le prochain sur la liste.

Sa réponse me prit au dépourvu. Mais le jeune s’empressa de déguerpir et descendit la rue à grands pas sans me laisser le temps de réagir. Qu’est-ce qui pouvait lui faire croire qu’il y aura un prochain meurtre ? Alors je songeai au quatrième bouton de manchette évoqué par Poirot, qui l’avait imaginé dans la poche du meurtrier avant que celui-ci l’enfonce dans la bouche de sa prochaine victime. À cette idée, ma gorge se noua. Non, je ne pouvais admettre qu’on pût découvrir bientôt un autre cadavre allongé, mains à plat sur le sol,
telle une dépouille mortuaire…

Non. Cela ne doit pas arriver, me dis-je, et cette résolution me ragaillardit un peu.

J’arpentai la rue un certain temps dans l’espoir d’apercevoir quelqu’un d’autre, mais personne ne se montra. Je n’étais pas encore disposé à rentrer à l’auberge, aussi marchai-je jusqu’à l’autre bout du village, où se trouvait la gare. Je restai sur le quai des trains à destination de Londres, frustré de ne pouvoir monter sur l’un d’eux pour rentrer chez moi sans attendre. Quel bon petit plat Blanche Unsworth prépare-t-elle pour le souper ? me demandai-je avec mélancolie. Poirot le trouvera-t-il à son goût ? Puis j’obligeai mes pensées à revenir à Great Holling.

Que faire, si tous les habitants du village étaient bien décidés à m’éviter et à m’ignorer ?

L’église ! J’étais passé plusieurs fois devant le cimetière attenant sans y prêter attention ni songer une seule fois à la fin tragique du pasteur et de sa femme. Quelle coupable négligence !

Revenant sur mes pas, je rentrai dans le village et me rendis tout droit à l’église des Saints-Innocents, car tel était son nom. C’était un petit édifice construit dans la même pierre couleur miel que la gare. Le cimetière était bien entretenu, l’herbe tondue, la plupart des tombes ornées de fleurs fraîches.

Derrière l’église, de l’autre côté d’un muret muni d’un portail, se trouvaient deux maisons. L’une était en retrait ; sans doute s’agissait-il du presbytère. L’autre était une maisonnette longue et basse, nichée contre le mur. Il n’y avait pas de porte de derrière, mais je comptai quatre fenêtres qui semblaient grandes, pour un aussi petit cottage, d’autant qu’elles donnaient sur le cimetière et ses rangées de tombes. Il faut avoir un caractère bien trempé pour habiter ici, songeai-je.

J’ouvris le portail en fer et pénétrai dans le cimetière. Les pierres tombales étaient pour la plupart si anciennes que les noms étaient devenus illisibles. Une tombe récente et assez raffinée attira alors mon regard. C’était l’une des rares à ne pas être fleuries, et
quand je lus les noms ciselés dans la pierre, j’en eus le souffle coupé.

Incroyable… mais vrai !

Patrick James Ive, pasteur de cette paroisse, et Frances Maria Ives, son épouse bien-aimée.

PJI. Cela confirmait bien ce que j’avais expliqué à Poirot : la grande initiale au centre du monogramme figurait le nom de famille, et Patrick Ive était jadis le pasteur de Great Holling.

Je regardai les dates de naissance et de décès pour m’assurer que je ne m’étais pas trompé. Non, Patrick et Frances Ive étaient morts tous deux en 1913, lui à vingt-neuf ans et elle à vingt-huit.

Un pasteur et sa femme morts tragiquement, à quelques heures d’intervalle… Les initiales de ce même pasteur, sur les trois boutons de manchette qui avaient fini dans les bouches des trois victimes de l’hôtel Bloxham…

Bon sang ! Poirot avait raison, me dis-je, bien à contrecœur. Il y a un lien. Cela signifierait-il qu’il a également raison au sujet de cette Jennie ? Serait-elle liée elle aussi à cette sombre affaire ?

Sous les noms et dates ciselés dans la pierre, il y avait un poème. C’était un sonnet, que je ne connaissais pas.

 

Que tu sois blâmé, ce n’est pas un défaut chez toi,

car la supériorité a toujours été la cible de la calomnie.

 

J’avais à peine eu le temps de lire les deux premiers vers qu’une voix résonna dans mon dos, m’empêchant d’aller plus loin.

— Il est de William Shakespeare.

Me retournant, je découvris une femme d’une cinquantaine d’années en manteau sombre, avec un visage long et anguleux, des cheveux châtain striés de gris, et des yeux gris-vert, attentifs.

— La question de savoir si le nom de l’auteur devait y figurer aussi a suscité un long débat, dit la femme en resserrant son manteau sur elle.

— Pardon ?

— Sous le sonnet. Pour finir, il fut décidé que les seuls noms sur la pierre seraient…, commença-t-elle, mais elle se détourna soudain sans terminer sa phrase, et quand elle revint à moi, je vis qu’elle avait les larmes aux yeux. C’est-à-dire, mon défunt mari Charles et moi-même avons décidé… En fait c’était moi. Mais Charles m’a toujours apporté un soutien inconditionnel. Nous avons donc convenu que le nom de William Shakespeare jouissant déjà d’un renom sans pareil, il n’avait pas besoin d’être gravé sur cette pierre. Mais quand je vous ai vu contempler la tombe, je me suis sentie obligée d’intervenir pour vous dire quel était l’auteur de ce poème.

— Je me croyais seul, répondis-je, en me demandant comment j’avais pu ne pas remarquer son arrivée, placé face à la rue comme j’étais.

— Je suis entrée par l’autre portail, me dit-elle en indiquant du pouce le cottage situé derrière elle. J’habite ici. Je vous ai vu par ma fenêtre.

Mon expression devait trahir mes pensées sur la morne mélancolie d’un tel lieu de vie.

— Vous vous demandez si la vue me dérange ? fit-elle en souriant. Pas du tout. J’ai pris le cottage afin de pouvoir surveiller le cimetière.

Elle avait dit cela comme si c’était tout naturel. Cette fois encore, elle avait dû lire dans mes pensées, car elle en vint à s’expliquer :

— Si la tombe de Patrick Ive n’a pas été profanée, c’est pour une seule et unique raison, monsieur Catchpool : tout le monde sait que je veille au grain.

Sur ce, sans prévenir, elle s’avança et me tendit la main.

— Margaret Ernst, dit-elle. Vous pouvez m’appeler Margaret.

— Vous voulez dire que… qu’il y aurait des gens dans ce village qui souhaiteraient profaner la tombe de Patrick et Frances Ive ?

— Oui. Je la fleurissais dans le temps, mais c’était en pure perte. Les fleurs sont faciles à saccager, voyez-vous. Quand j’ai cessé de fleurir la tombe, il ne leur restait plus que la pierre tombale elle-même à dégrader, mais j’étais déjà installée dans le cottage, à ce moment-là. Et je faisais le guet.

— Comment peut-on s’en prendre au lieu de repos de quelqu’un ? C’est ignoble.

— Eh bien, les gens sont ignobles, non ? Avez-vous lu le poème ?

— J’avais à peine commencé quand vous êtes arrivée.

— Lisez-le maintenant, ordonna-t-elle.

Je me tournai vers la dalle et lus le sonnet dans son intégralité.

Que tu sois blâmé, ce n’est pas un défaut chez toi,

car la supériorité a toujours été la cible de la calomnie.

La beauté a pour ornement le soupçon, ce corbeau qui vole dans l’air le plus pur du ciel.

Pourvu qu’il soit réel, la calomnie ne fait que rendre plus évident un mérite que le temps consacre ;

car le ver du mal aime les plus suaves bourgeons, et tu lui présentes un printemps pur et sans tache.

Tu as traversé les embûches de la jeunesse ; tu en as évité les attaques ou les a supportées en vainqueur.

Pourtant l’éloge qui te revient ne peut t’appartenir au point d’enchaîner l’envie qui va grandissant toujours.

Si le soupçon de la malveillance ne masquait pas ta splendeur, tu posséderais seul le royaume des cœurs
1
.

— Eh bien, monsieur Catchpool ?

— C’est un poème bien particulier pour figurer en épitaphe sur une pierre tombale.

— Vous trouvez ?

— La calomnie est un mot fort. Si je ne me trompe, le poème semble suggérer que… eh bien, que Patrick et Frances ont été les cibles d’attaques ?

— En effet. D’où le sonnet. C’est moi qui l’ai choisi. On m’a fait remarquer que cela coûterait trop cher de faire graver le poème dans son entier, et qu’il fallait me contenter des deux premiers vers… Comme si cela devait entrer en ligne de compte ! conclut Margaret Ernst en reniflant avec dégoût.

Elle posa la paume de sa main sur la dalle d’un geste tendre et protecteur, comme s’il s’agissait de la tête d’un enfant au lieu d’une tombe.

— Patrick et Frances Ive étaient des gens bien, reprit-elle. Ils n’auraient jamais nui à quiconque de leur plein gré. On ne peut pas en dire autant de tout le monde, n’est-ce pas ?

— Eh bien…

— Je ne les ai pas connus personnellement, car Charles et moi, nous avons pris en charge la paroisse après leur mort. Mais c’est ce que dit le Dr Flowerday, le médecin du village, et c’est bien la seule personne de Great Holling dont l’opinion vaille la peine d’être écoutée.

— Donc votre mari fut pasteur ici, après Patrick Ive ? m’enquis-je, pour m’assurer que je ne m’étais pas mépris sur ce qu’elle disait.

— Oui, jusqu’à sa mort il y a trois ans. À présent, il y a un nouveau pasteur : toujours le nez dans ses livres, sans une épouse pour veiller sur lui.

— Et ce docteur Flowerday… ?

— Oubliez-le, s’empressa d’ajouter Margaret Ernst, ce qui eut l’effet contraire d’imprimer ce nom dans ma mémoire.

— Entendu, répondis-je, bien hypocritement.

Connaissant Margaret Ernst depuis moins d’un quart d’heure, je me doutais déjà qu’une attitude soumise était avec elle la meilleure tactique à adopter.

— Pourquoi le choix de l’inscription sur la tombe vous revint-il ? lui demandai-je. Les Ive n’avaient donc pas de famille ?

— Hélas non. Aucune personne qui fût à la fois dévouée et capable.

— Madame Ernst. Margaret… Je ne puis vous dire à quel point votre accueil chaleureux m’a réconforté. De toute évidence, vous savez qui je suis, donc vous devez également connaître la raison de ma venue ici. Personne d’autre ne veut me parler, à part ce vieux bonhomme rencontré au King’s Head, qui n’avait pas toute sa tête.

— Je ne suis pas certaine que mon intention était de vous réconforter, monsieur Catchpool.

— Au moins, vous n’avez pas fui à mon approche comme devant une monstrueuse apparition.

— Vous ? Monstrueux ? Voyons, mon cher, répliqua-t-elle en éclatant de rire, ce qui me valut une petite gêne passagère. Mais dites-moi, reprit-elle, ce vieux qui semblait n’avoir pas toute sa tête, au pub, avait-il une barbe blanche ?

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